Dr. Jacques Mabit

Dr. Jacques Mabit, médecin, foundateur du Centre Takiwasi

- Jacques, nous aimerions que vous nous parliez un peu de votre vie, comment êtes-vous arrivé au Pérou, quelle a été la relation entre votre profession et votre arrivée dans notre pays ?

Je suis médecin de formation, français de naissance, bien que maintenant j'ai une carte d'identité péruvienne. Je suis arrivé au Pérou en 1980 pour travailler dans un centre de santé dans la petite ville de Lampa, près de Puno, dans l’altiplano andin, grâce à un accord qui existait à l'époque entre la France et le Pérou. Nous avons travaillé avec très peu de moyens médicaux et financiers car nous ne voulions pas créer un décalage pour les médecins péruviens qui allaient nous succéder, en utilisant des ressources extérieures, c’est pour cela que nous nous sommes tournés vers les ressources locales. Cela veut dire que nous sommes allés voir les accoucheuses, les sages-femmes, les rebouteuses, la population locale qui connaissait les plantes et les pratiques de la médecine traditionnelle. De plus, les gens acceptaient cela, car il faisait partie de leur culture, c'était bon marché et finalement efficace, même dans les cas où la médecine moderne montrait ses limites. Lorsque j’ai commencé à enquêter parmi ceux qui pratiquaient cette médecine andine traditionnelle, les explications reçues ne correspondaient pas à ma formation de médecin. Un guérisseur m'a dit que dans un rêve on lui avait parlé, et une femme a déclarée qu’elle avait été frappée par la foudre et s'est réveillée guérie et avec une connaissance sur les médecines, et des choses comme ça. Cependant, j'ai également observé qu'une véritable connaissance correspondait avec une efficacité évidente dans la réalité, même si je ne pouvais pas l'expliquer de manière rationnelle, et je me demandais s'il s'agissait de suggestions, de phénomènes culturels, psychologiques ou s'il s'agissait de quelque chose de vraiment spirituel.

- Ces questions vous ont motivé à aborder la gestion des plantes ?

Oui, cela m'a encouragé à proposer plus tard un projet de recherche. J'ai toujours eu un intérêt à développer une médecine aussi simple et efficace que possible. Il est préférable de traiter un patient avec un verre d'eau et non pas avec un immense hôpital qui coûte cher et qui nécessite une technologie compliquée. Je préfère une logistique élémentaire et de bons résultats. Mon intention était d'en savoir plus sur cette médecine, mais de l'intérieur. Bien qu'il y ait eu des rapports anthropologiques ou ethnologiques, je n'y ai pas trouvé de cohérence médicale : les anthropologues n’indiquaient pas le diagnostic, ils n'ont pas pu évaluer la dimension clinique, ils ont seulement rapporté ce que le guérisseur a dit cet homme a un ‘mal aire’ (mauvais air), il est venu, ils lui ont soufflé du tabac et il va mieux. Mais qu'est-ce que c’est que le mal aire dans la terminologie occidentale ? Cela existe vraiment ? Pourquoi il a été donc guéri avec de la fumée du tabac ? Trouver un langage commun signifiait s'ouvrir à des éléments inconnus de type énergétique et spirituel, car l'approche classique-rationnelle nous dit que cela n'existe pas, qu’il s’agit d’une suggestion, et c’est terminé.

Tout cela m'a amené à Tarapoto, dans les contreforts amazoniens, une zone intéressante car elle est située entre les mondes andin et amazonien, où il existe une grande tradition de curanderismo. Là j’ai découvert les plantes. Alors que je n’étais pas venu pour étudier l'Ayahuasca, c’était sur ma route. De nombreux guérisseurs ont appris à travers son utilisation ainsi que l’usage de nombreuses autres plantes, les végétales, les palos comme on les appelle ici. Mais quand j'ai demandé comment apprennent-ils, d'où viennent-elles leurs connaissances ? J’ai pensé qu'ils allaient dire de leurs parents, de leurs grands-parents, mais ce n’était pas le cas et ils répondaient toujours que ce sont les plantes qui leur apprennent directement. Elles leur parlent, elles communiquent avec eux. Qu'est-ce que cela signifie ? La plante pourrait-elle aussi me parler ? Oui, ils ont répondu, mais je devais la prendre, suivre un régime et tout un ensemble de connaissances et de règles dont ils étaient spécialistes. Je voulais apprendre, alors j'ai décidé d'expérimenter sans poser de questions. Si je devais le faire avec mon analyse cartésienne rationnelle, mieux valait ne pas le faire. J'ai passé six mois à prendre de l'Ayahuasca et après cela, j'ai tout arrêté, j'ai pris une distance pour voir où j’en étais, si j'avais appris quelque chose, si j'étais en meilleure santé ou plus fou.

- Et jusqu'à ce premier arrêt, qu'avez-vous vécu ?

Eh bien, tout a commencé lors de la deuxième session d'Ayahuasca, car lors de la première session, j'avais très peur et j'ai bloqué l'expérience, je n'ai rien expérimenté. Je n'avais jamais pris de substances, pas même de marijuana ou d'alcool. Le guérisseur m'avait dit vous devez prendre de l'Ayahuasca, si vous ne buvez pas, vous ne comprendrez pas de quoi il s'agit, car ce qu'ils vous expliquent verbalement est très limité. Si vous demandez comment la plante guérit ? Ils vous répondent car elle est curative, c'est sa force ! La seule chose était d'expérimenter, donc je suis revenu deux jours plus tard pour une deuxième session et j'ai eu une expérience, disons, initiatique. Je n'ai même pas eu le temps d'avoir peur, je me suis retrouvé projeté dans l'expérience de l'Ayahuasca et je ne pouvais rien arrêter ni contrôler. Au début c'était une chose terrible, je me battais pendant des heures avec un gigantesque boa qui m'enveloppait et m'emmenait dans des abîmes sans fond, dans une obscurité immense, j'avais très peur. Physiquement je ne bougeais pas, je m'en rendis compte plus tard, mais à l'intérieur j'étais en enfer, je me battais pour me sauver la vie et je ne pouvais pas, le boa me dominait. J'ai réalisé que j'allais mourir et ma première réaction a été la colère parce que j'avais pris cette breuvage toxique qui n'était destinée qu'aux indiennes. Toutes mes peurs, mes angoisses sont apparues, jusqu'à ce que j’ai commencé à accepter que j'allais mourir, que le moment était venu pour moi et l'idée d'appeler le guérisseur pour demander de l'aide ne me traversait même pas l'esprit. Tout était si profondément à l'intérieur, visualisant ma mort, les répercussions sur ma famille, mes proches. Mais petit à petit je me suis rendu compte que le lendemain, toute la ville allait se réveiller pareil, indifférente à ma mort. Peut-être qu'il y aurait quelque chose dans le journal, mais cela n'empêcherait personne de suivre sa vie quotidienne. Ma mort n'était finalement rien, c'était juste un autre être humain, n'est-ce pas ? J'avais une sorte de conscience de ma petite importance et j'ai accepté de mourir. Je me suis dit cela était ma vie, c'est fini ! Et ce n'était pas facile. Puis cette phrase très forte m'est venue, trois fois, me traversant comme si c'était à la fois moi et un au-delà de moi-même : Jacques n'a pas d’importance et quand j'ai fini de le prononcer, hop ! Instantanément, le boa disparut.

- Tout à coup ?

Cela a disparu ! Il m'a libéré et j'étais au fond de l'abîme, je me suis dit que j’étais vivant ! en même temps que je me souvenais du cauchemar que je venais de vivre. Cela semblait durer éternellement, c'était hors du temps, et s'ils vous disent alors que dans 5 minutes vous allez mieux, cela semble être une vraie éternité. Je me suis dit je ne prendrai plus jamais une telle chose, c'est trop, ce n'est pas pour un non-indienne. Mais alors j'ai commencé à réfléchir à ce qui s'était passé et à réaliser comment mon ego avait été construit. J'ai commencé à voir toutes les conséquences de cette importance, j'ai fait beaucoup de connexions, les ramifications que cet ego invasif avait eu dans mon existence jusqu'à présent. Je suis sorti lentement des profondeurs comme un plongeur qui revient à la surface par étapes. Et à chaque niveau, je réalisais des milliers de choses sur moi que je n'avais jamais pu voir ou comprendre, sur ma vie. La terreur a été progressivement remplacée par la fascination de cette découverte, c'était une médecine absolument incroyable, avec un potentiel extraordinaire. C’est pour cela que je suis toujours là. Et j’étais toujours secoué, mais vivant, indemne et le guérisseur, après la fin de la session est passé et m'a dit : Vous avez vu, ma médecine est forte, elle n'est destinée qu'aux vrais guerriers. Cela m'a procuré une immense fierté, je me suis senti reconnu. Plus tard, j'ai réalisé que ce boa noir était l'Ayahuasca qui m'avait dominé et en même temps représentait la lutte contre mon propre ego qui était mort, entre guillemets, car on ne meure pas tout de suite. Mais il y a eu une première mort, une réduction, et cela m'a ouvert à une perspective totalement différente sur la vie, ce monde de l'Ayahuasca et son potentiel de guérison : cette médecine allait au-delà de ce que j'avais pu voir, percevoir ou imaginer jusque-là. Je voulais apprendre. J'ai décidé de revenir.

Dans les sessions suivantes, j'ai commencé à voir comment l'énergie était gérée. La vision n'est pas comme celle d'un écran, c'est une expérience, on est à l'intérieur, comme dans la réalité. Dans la huitième session, j'ai vu une douzaine de personnages assis devant moi, comme un jury, j'étais debout devant eux, ils étaient imposants, ils émanaient de l'autorité, ils ont commencé à parler et ils m'ont dit : Nous sommes les esprits gardiens de la forêt. Je ne savais pas qu'ils pouvaient exister. Ils m'ont demandé pourquoi je prenais de l'Ayahuasca et j'ai répondu que je voulais apprendre cette médecine. Alors ils ont parlé entre eux et puis celui du centre m’a dit : Eh bien, tu es autorisé à entrer sur ce territoire mais ton chemin sera celui-là; et à ce moment, je me vois guérir les toxicomanes. C'était une surprise totale pour moi car je n'avais jamais pris des drogues, je n'étais pas intéressé par le sujet, je n'avais pas d'antécédents familiaux. Cela m'a donné plus tard l'assurance que ce n'était pas une de mes élaborations. Après la session je suis revenu à la rationalité, et je me suis demandé si cela était réel. Pour la pensée occidentale cela n'était pas possible, mais comment une telle chose aurait-elle pu être inventée ? Si j'avais inventé quelque chose, cela aurait été différent, moins exigeant, plus facile. J'avais peur d'une certaine manière, je ne voyais pas comment c'était possible, et c’est resté là. J'ai continué à boire, à apprendre avec des retraites dans la jungle, des diètes... et j'ai oublié cet événement, j'étais un peu soulagé parce que je ne me voyais pas faire ce genre de travail. Mais après de trois ans, lors d'une autre session, une femme est apparue.

Eh bien, tout a commencé lors de la deuxième session d'Ayahuasca, car lors de la première session, j'avais très peur et j'ai bloqué l'expérience, je n'ai rien expérimenté.

- Trois ans après d’avoir eu la première vision ?

Oui, une femme apparaît et dit : Comment ça va ? Voulez-vous continuer à apprendre ? « Bien sûr », je réponds. Eh bien, n'oubliez pas les toxicomanes, répond-elle. C'était une surprise, je pensais que l'affaire était classée, et je résistais encore : Je ne connais pas le sujet, c'est compliqué, c'est difficile, frustrant, dis-je ; et elle répond Tu sais quoi ? Lorsque l'enfant va naître après neuf mois de gestation, il apprenne à naître en étant né. Il n'y a pas de essais. Vous avez déjà eu votre temps de gestation, il est maintenant temps de faire et en faisant, vous apprendrez. Cela semblait être une réponse si intelligente et forte. Je savais que ce n'était pas de l'autosuggestion ou de l'élaboration de la mienne parce que cela allait à l'encontre de ce que je voulais. Alors j'ai accepté. Et toujours apparaissent des synchronicités qui viennent confirmer le message. Le lendemain, un ami psychiatre et psychanalyste qui travaillait à Lima m'a appelé et m'a dit qu'il avait un patient toxicomane avec qui il ne savait pas quoi faire, que la psychanalyse ne fonctionnait pas. Il a ajouté : Puisque tu fréquente les guérisseurs, tu pourrais peut-être essayer les plantes, les purger de ses drogues. Je me suis trouvé donc avec cela que j'avais accepté quelques heures avant, et le défi de prendre cet engagement. Sans vraiment savoir ce que j'allais faire, je lui ai dit : Laisse-le venir et nous verrons. Cela a duré 3 semaines, le gars m'a rendu fou parce que je n'étais pas prêt. J'ai réalisé que je devais m'organiser, avoir certaines conditions, ne pas être seul. Il m'a fallu trois ans pour monter un projet, trouver des financements, trouver les moyens, établir un protocole avec les plantes. Donc, ce site, Takiwasi, m'est apparu à travers la plante. Et donc des indications successives sont venues, même si j'ai toujours douté, je me suis demandé si je me persuadais. La propriété indiquée n'était pas à vendre, mais à travers la plante, on m'a dit ne vous inquiétez pas, le propriétaire vous cherchera lui-même et c'est ainsi que cela s'est passé. Plus tard, on m'a dit que je devais aller en Colombie dans une ville précise pour chercher un guérisseur pour m'aider et je n'y ai pas cru, jusqu'à ce que j’ai décidé que la seule chose que je pouvais faire était d'aller voir ; et boum, je l'ai trouvé tel qu'on me l'avait montré dans la vision. C'est ainsi que les choses se sont passées petit à petit, confirmant les visions, car il n’est pas facile pour un occidental rationnel de penser que ce monde spirituel est réel, vivant et cohérent. Enfin, en 1992, nous avons pu ouvrir les portes de Takiwasi pour recevoir les premiers patients.

- Comment pensez-vous que cet apprentissage peut être traduit dans une langue compréhensible par ceux qui ne l'acceptent pas ? Parce que parler directement du monde spirituel, c'est plus difficile.

Le défi est de rapprocher deux langages, un langage symbolique, métaphorique et analogique, utilisée par les groupes indiens traditionnels, qui fonctionne et s'exprime sur la base de l'hémisphère droit du cerveau, et du discours occidental linéaire qui utilise les ressources de l'hémisphère gauche. Heureusement, il y a une passerelle entre les deux cerveaux, qui est le pont limbique, qui a précisément à voir avec l’humour, le moral, et coordonne les deux hémisphères. Comment rassembler toute cette découverte du monde spirituel telle que posée par ces expériences et par les peuples autochtones en général, et mon appartenance catholique occidentale ? Au début, il y a certaines choses qui semblent totalement opposées vues de l'extérieur, mais si vous regardez de plus près, vous trouverez diverses cohérences. Par exemple, cette première expérience avec la mort de l'ego coïncide parfaitement avec la tradition chrétienne qui vise à se débarrasser de l'orgueil et à découvrir cette voix intérieure qui sait tout. Cela fait trente-deux ans que je suis sur cette voie pour accepter que ce n'est pas seulement le langage scientifique-objectif qui rend compte de la réalité, mais aussi le langage métaphorique-subjectif, et les deux sont indispensables et complémentaires. Il faut entreprendre une sorte de réciprocité entre ce langage métaphorique analogique et le langage rationnel linéaire, entre la pensée ou la manière de concevoir le monde dans une perspective occidentale et la cosmovision du monde natif traditionnelle. Dans la science moderne la plus avancée, il y a des ponts entre la physique avec la théorie de la relativité d'Einstein, toute la pensée pré-relativiste qui est très difficile à comprendre, jusqu’à des données d'ordre paranormal, en passant par la biologie cellulaire. Différentes théories scientifiques qui répondent à ces demandes existent et méritent d'être explorées, comme les champs morphogénétiques du biologiste anglais Ruppert Shledrake, les fractales, l'hologramme, la théorie du chaos d'Ilya Prigogine, la sémantique générale de Korzibsky, etc.

J'ai eu la chance de rencontrer un professeur américain de physique quantique à l'Université de San Diego, Fred Alan Wolf. Il est venu en Amazonie parce que son fils est mort et cela a a été un drame pour lui. Selon la physique quantique, il peut y avoir des déplacements de temps et d'espace, des univers parallèles, et il espérait que grâce aux connaissances ancestrales, il pourrait ouvrir une porte qui lui permettrait de renouer avec son fils. Il m'a dit : Je veux le voir, je veux parler à mon fils ! C'était intéressant parce que cela m'a appris comment la théorie de la physique quantique n'était pas en contradiction avec ce que je lui racontais à propos de mes expériences avec les guérisseurs, ce n'était pas un test mais c'était sensé. Il a ensuite raconté son expérience de pont entre les deux traditions dans un livre intitulé The Eagle’s Quest : A physicist finds a scientific truth at the heart of the shamanic world.

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Des ponts existent, l'être humain est l’un d’entre eux, la vérité est une seule et il y a des portes derrière le monde objectif. L'objectivité scientifique semble contredire la subjectivité indigène, mais la subjectivité indigène a pu accéder à de fines connaissances et produire des applications concrètes très sophistiquées et bien avant la science occidentale... qui en était très inspirée. Sur la base de ces connaissances, ils ont pu faire l'Ayahuasca, qui est un mélange de deux plantes, la tige de la liane elle-même et les feuilles d'une autre plante, pas l'inverse, sinon cela ne fonctionne pas. Ensuite, il faut trouver le mélange exact, le bon temps de cuisson pour pouvoir combiner les principes actifs de la betacarboline d'un côté avec les tryptamines de l’autre pour que cela fonctionne. Ce mélange sophistiqué peut être expliqué en termes pharmacologiques biochimiques que le monde occidental a découvert il y a seulement 50 ans environ. Les indiens ne lui donnent pas le même nom, ils l'expliquent d'une manière plus poétique, pratiquement métaphorique, mais ils le connaissent et l'utilisent depuis 3 000 ou 4 000 ans. Cette subjectivité indigène a découvert des choses dont l'objectivité occidentale n'a appris que récemment. Et cette découverte ne peut être accidentelle, la notion d'essais et d'erreurs est absolument improbable. Sans parler des autres éléments, la simple combinaison de deux plantes précises parmi les 80 000 espèces de plantes de la jungle, a une probabilité d’une pour 64 milliards… De même, 40 opérations successives sont nécessaires pour obtenir le curare, et certaines d'entre eux très toxiques, et anesthésier le singe avec une sarbacane pour que ce poison paralyse le singe, mais pas celui qui va le manger. Il s'agit d'une préparation hautement sophistiquée et d'un mode d'injection intradermique qui ne peut résulter du hasard en conditions réelles. Ça démontre une grande cohérence avec la réalité.

Quand j’ai demandé comment ils savaient tout cela, les guérisseurs m'ont dit la plante m'a montré, l'esprit de la forêt m'a appris. Ils font appel aux non-humains, comme on dit maintenant, des entités intelligentes qui peuvent communiquer avec les humains et se retrouvent dans toutes les traditions de tous les continents. Les Gabonais disent qu'il y a des sirènes dans le fleuve, des esprits séduisants de l'eau, et la même chose se retrouve en Amazonie, et plus encore quand on lit un livre de la tradition occidentale comme L'Odyssée où Ulysse affronte également la séduction des sirènes. Et elles ont les mêmes caractéristiques, elles émettent un son absolument sublime, lorsqu'elles sont écoutées elles mettent les personnes dans un état d'extase dont la séduction est presque impossible de résister. Si la tradition occidentale le dit, les Africains le disent, les Amazoniens le disent, ou ils sont tous fous, mais ils ont le même délire sans se connaître, ou ils observent la même réalité que nous rejetons parce que ne peut être ni mesuré ni photographié. Prétendre qu'elle n'existe pas n'est pas scientifique tant que cela n’est pas prouvée, car la même épistémologie de la science vous oblige à vous baser de l’expérience et à observer les faits. Le blocage peut être surmonté en trouvant un langage cohérent qui relie ce savoir autochtone au monde occidental.

- La science occidentale, par rapport à la médecine traditionnelle, est-elle donc « arriérée » ?

La science occidentale s'inscrit dans un paradigme, dans des croyances, avec ses axiomes, qui fonctionnent très bien quand il s'agit de piloter un avion ou de calculer la direction du ballon botté, mais quand il s'agit de la conscience, elle reste très courte. Il y a trois niveaux dans la science occidentale : le niveau moléculaire qui correspond à la médecine matérialiste et pharmacologique, qui résume la médecine occidentale ; puis un niveau plus profond qui est l'atome, nous sommes là dans le domaine de l'énergie qui est cohérent avec l'homéopathie, avec l'acupuncture, et en général les thérapies qui ont à voir avec l'énergie et la psyché. Il existe désormais des instruments pour mesurer ces enjeux énergétiques, mais la médecine occidentale freine ce qui remet en question son paradigme et refuse de les reconnaître. Le troisième niveau, encore plus profond, est le subatomique, ou quantique, qui a à voir avec la conscience, le monde spirituel ou existentiel. Ce niveau subatomique transcende le matériel et le psychologique et atteint des dimensions spirituelles. En 2013, le prix Nobel de physique a été accordé au britannique Higgs qui a découvert le boson, devenu la particule de Dieu, ce qui est tout un symbole. Bien sûr, ces niveaux ne sont pas totalement séparés et il y a un entrelacement entre eux avec de multiples connexions. Mais la médecine occidentale ordinaire telle que nous la connaissons dans la vie de tous les jours est restée à une époque primitive, elle travaille sur la base de concepts qui peuvent être ceux de la thermodynamique du XIXe siècle, elle n'a même pas intégré la relativité découverte par Einstein en 1905. Les machines et la technologie l'ont intégré, mais pas la façon de penser et de faire la médecine. Tout ce que nous savons maintenant scientifiquement sur la manière dont l'observateur influence l'observé, la non-séparation de l'objet et de l'observateur, l'illusion d'objectivité absolue, l'incertitude scientifique, la vérité probabiliste, etc., est reconnu et pratiqué par les guérisseurs et les chamans depuis des siècles ou des millénaires. Nous avons une médecine occidentale totalement arriérée, même comparée à la propre connaissance de la science occidentale. Les médecines traditionnelles ou chamanisme comme on l'appelle maintenant, sont un espace où ils s'intègrent et, de plus, on peut l'expérimenter, le voir en chair et en os, bien que les maîtres traditionnels ne le formulent pas en termes rationnels mais avec le langage métaphorique de l'hémisphère droit, avec des mythes, des légendes, des poèmes.

Les résistances sont telles qu'elles proviennent parfois d'un déni surprenant. Prenons par exemple le corps énergétique sur lequel certaines médecines traditionnelles sont censées agir. Alors que nous parlons du corps physique, nous sommes tous d'accord, mais pour la médecine occidentale, le corps énergétique n'existe pas, malgré le fait qu'ils existent désormais des outils technologiques qui permettent de le photographier, filmer, visualiser et mesurer, comme le système Kirlian ou la caméra GVD. Cela n’est plus une hypothèse, une croyance supposée, c'est devenu un fait vérifiable et accessible à la science classique. Cependant, malgré cela, il n'est toujours pas pris en compte par la science officielle et encore moins dans la pratique médicale. Cela maintient une sorte de décalage entre ce que nous savons et pouvons vérifier, et son intégration dans un nouveau paradigme.

Des ponts existent, l'être humain est l’un d’entre eux, la vérité est une seule et il y a des portes derrière le monde objectif.

Il est presque impossible pour un sujet occidental moyen de concevoir ou de conceptualiser ce qu'est la courbure du temps, l'espace-temps de relativité. Peut-être il y a une cinquantaine de physiciens dans le monde qui peuvent ; cependant, quand on vit l'expérience d'états de conscience modifiés, vous n'avez rien à concevoir, vous le vivez dans votre propre corps et vous voyez les choses du passé, du futur et tout est réel. C'est un élément important pour le monde occidental car il a besoin de savoirs ancestraux et de son expertise dans la gestion de ces états modifiés de conscience afin de pouvoir intégrer ses propres connaissances scientifiques. Cela passe par la conscience, par le sujet qui expérimente, par l'individu et sa subjectivité, cela ne passe pas par les livres, c'est une compréhension qui n'est pas intellectuelle ou conceptuelle, mais du corps, de sa propre expérience, sinon restera comme une élaboration mentale plus ou moins sophistiquée. De plus en plus de scientifiques de haut niveau osent exiger ce changement de paradigme comme ceux qui ont souscrit au Manifeste pour une Science Post-Matérialiste

- Comment expliquer ce niveau subatomique, ce niveau de conscience ?

Je ne suis pas un spécialiste, je ne suis pas physicien, mais il y a des connaissances sur le monde quantique, l'explication pourrait être approchée à partir de ces connaissances, et inversement, cette médecine, cette science avancée pourrait se nourrir de la sagesse ancestrale et de sa longue expérience. Parce que dans une expérience scientifique, vous ne trouverez que ce qui est mis dans les équations initiales, les variables qui sont entrées dans le protocole de recherche. Par exemple, les guérisseurs font une préparation avec des plantes et indiquent que, pour être efficace, il faut la mettre à s’apaiser, ce qui signifie l'exposer toute la nuit au clair de lune. Et puis ils vous disent : Maintenant, c'est plus efficace. Si vous faites une analyse moléculaire classique, vous l’analysez la nuit et puis le lendemain matin, vous trouverez les mêmes molécules et le chercheur moléculaire en déduira qu'il n'y a pas de changement et que les guérisseurs ne savent rien et ce sont juste croyances ou superstition. Mais si vous passez au niveau énergétique et quantique et que vous introduisez ces variables dans votre recherche, vous découvrirez peut-être un changement à ces niveaux, car nous savons que le spin des électrons a une rotation qui peut changer par exposition au rayonnement de la lune. Vous ne trouvez que ce que vous recherchez.

Si un seul guérisseur le dit, vous pouvez raisonnablement douter de l'affirmation, mais s'il existe une longue tradition et des milliers de guérisseurs qui disent la même chose, il est beaucoup plus raisonnable de considérer que la véracité de cette affirmation est hautement probable. Ce sont des gens pragmatiques et à la recherche d'efficacité, et il n'y a aucune raison de penser qu'ils ont maintenu quelque chose qui ne fonctionne pas pendant des siècles. Avec cela, ils ont survécu dans des conditions extrêmes pendant des siècles. Croire le contraire soulage d'un type de pensée ou d'idéologie a priori ou progressiste, et finalement assez raciste. Ce n'est pas à partir de preuves scientifiques qu'un fait devient réel et vrai, il l’était déjà avant et c'est l'ignorance occidentale qui l'a fait considérer comme quelque chose de faux jusqu'à preuve du contraire.

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Si cela est aussi difficile pour des événements relativement observables tels que les effets de la lune, quand il s'agit de l'intériorité de l'être humain, de la conscience, le défi est énorme. Les instruments de la science occidentale sont très limités face à ces phénomènes complexes et multifactoriels. Par exemple, les expériences scientifiques, pour avoir une certaine validité, doivent être reproductibles et vérifiables par différentes équipes de recherche. Mais en ce qui concerne la conscience, une expérience dans un lieu spécifique un certain jour, vous ne pouvez pas le reproduire stricto sensu car une autre expérience sera inévitablement réalisée avec d'autres coordonnées spatio-temporelles. Ce qui signifie par exemple que la phase de la lune, le rayonnement cosmique, le champ électromagnétique, etc., auront changé. S'il s'agit de phénomènes de conscience, le sujet ne sera pas dans des conditions identiques d'esprits, de concentration… Les énergies du guérisseur qui prépare la potion avec des plantes ne seront pas identiques. Plus l'objet de l'enquête est sophistiqué, plus il est difficile de répondre aux critères habituels de la science classique. Il faut donc aller vers une science de la complexité et inventer d'autres méthodes, d'autres outils pour faire de la recherche, comme le propose le philosophe français Edgard Morin.

- À certaines occasions dans le travail archéologique que nous menons sur les territoires des communautés natives, les membres de la communauté nous disent qu'en rêve ils leur ont montré ce qu'étaient ces sites, ce qui a été corroboré plus tard dans la réalité. Cette relation rêve-réalité semble plus fluide qu'on ne le pensait auparavant.

Eh bien, ce n'est pas un rêve classique car le mot rêve est couramment appliqué à quelqu'un qui est inconscient et se réveillera plus tard. Dans ce cas, il s'agit d'une forme de super-conscience qui permet d'accéder à d'autres niveaux de réalité, et non limitée par les dimensions spatio-temporelles habituelles dans lesquelles nous évoluons dans la vie quotidienne et dans la conscience ordinaire. Peut-être y a-t-il des sorties du corps physique par le corps astral ou un accès à des archives commémoratives collectives liées à un site spécifique. Quand on dit on leur a montré, on comprend qu'il y a eu quelqu'un qui a intentionnellement communiqué ces données et pose une révolution dans la communication avec des espaces invisibles mais vivants et habités. Cette communication avec les non-humains est la source traditionnelle de la sagesse autochtone.

Ce n'est pas une réalité différente mais des niveaux différents de la même réalité. C'est comme un arbre, je peux le voir du point de vue d’un poète, d’un biologiste, d’un bûcheron, et chacun le verra sous un angle différent, même s'il s'agit d'une seule réalité. L'approche différenciée nous permettra de voir d'autres choses, des détails, des formes que l'autre ne voit pas. La perception est différente selon l'observateur. Pour être un peu simpliste, je dirais que le bûcheron verra la partie moléculaire-matérialiste, le biologiste verra la partie atomique énergétique et le poète la partie spirituelle quantique. Tout est là dans la nature, dans notre corps, si je comprends bien, nous sommes héritiers de nos parents, de nos ancêtres, nous appartenons à des lignées et enfin à l'humanité, à la vie, au cosmos ; c'est-à-dire que nous avons toute la mémoire universelle à l'intérieur de notre corps dans ses trois dimensions. Nous sommes porteurs de tous ces fichiers et nous pouvons accéder à ces souvenirs qui sont dans le corps en tant que réalité physique, énergétique et spirituelle. Pour cela, nous avons besoin de réaliser un travail d'exploration ou d'évolution personnelle. Cela a été exploré depuis des temps immémoriaux par les cultures ancestrales Ces souvenirs sont également enregistrés dans des lieux, des objets, la nature. L'induction contrôlée d’états modifiés de conscience, avec ou sans plantes, permet le déchiffrement progressif de ces registres.

Encore plus dans les lieux archéologiques où il y avait des rituels qui activaient ces trois dimensions de la réalité. Mais de telles explorations exigent un grand respect et une connaissance des procédures appropriées. C'est là que je considère que l'enquêteur doit être clair dans ses intentions. Qu'est-ce qu’il cherche ? Si vous cherchez seulement à obtenir des informations pour être célèbre, publier un livre, gagner de l'argent ou atteindre une renommée personnelle, ils ne vous laisseront pas passer, il y a des gardiens. Quel est le but de votre recherche ? Quel est le but de votre vie ? Où allez-vous ? Qu'est-ce que vous voulez apprendre ? Pourquoi voulez-vous faire cela ? Qui servez-vous ? En revanche, il y a une grande cohérence de la vie dans ses différentes dimensions. Tout, absolument tout, est régi par le monde spirituel, un monde hiérarchisé, avec une organisation extrêmement complexe qui dépasse notre capacité de compréhension. Et vous allez dans cette école pour être guidé, et vous devez suivre des directives, des lois. Par conséquent, tout ce type d'approche aux autres dimensions par l'accès à des états de conscience non ordinaires suppose une pratique rituelle cohérente. On ouvre la porte à une autre dimension et cela ne peut se faire sans prudence et protections. Le rituel ne s'improvise pas, c'est une sorte de technologie du sacré. Il est très facile d'émerger dans une autre dimension, c'est ce qui se passe avec la drogue justement, on s'injecte ou fume et on passe dans une autre dimension, mais comme on n'est pas préparé parce qu'on a violé l'entrée, on va seul, pour voler les informations, comment revient-on ? Que faites-vous de ces informations ? Si vous n'êtes pas préparé, au lieu de vous enrichir de l'expérience, vous êtes déstabilisé ; s'il ne peut pas l'intégrer plus tard dans sa vie ordinaire, il se désintègre avec destruction physique et explosions psychiques comme des poussées psychotiques. Jouer avec le monde des esprits, c'est le profaner et cela peut coûter très cher.

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- Une ritualité pour respecter cette connaissance ?

Comme dans le mythe de Prométhée, on va voler le feu aux dieux et alors on ne sait pas quoi en faire car c'est une information avec une charge énergétique-émotionnelle-psychique-spirituelle si forte que le pauvre sujet est totalement désintégré, dérangé. Toutes les traditions nous enseignent que l'apprentissage doit se faire avec respect, ordre, rigueur, honnêteté. Si vous ne travaillez pas sur vous-même, si vous ne vous purifiez pas, vous ne pouvez pas avancer. Dans cette science, la connaissance ne peut être séparée de la qualité du sujet qui l'exerce, contrairement à la science occidentale où l'on peut être un grand chirurgien par exemple et, en même temps, un parfait bandit avec sa femme ou ses enfants, tout en étant un scientifique reconnu. Il est possible de faire cette séparation, car c'est un niveau élémentaire, moléculaire, matérialiste. Mais quand on veut entrer dans le niveau de conscience, la dimension spirituelle, ou quantique, il n'y a pas de séparation. Et là, vous ne pouvez pas jouer, avoir une double attitude, cela va mal tourner et il peut y avoir des conséquences graves. La médecine traditionnelle est globale, ce n'est plus seulement une science, mais une sagesse qui demande maturité, purification, propreté et respect envers les indications qui viennent du monde spirituel, qui est transcendantal. Ils vous diront votre chemin est celui-ci, et un autre chemin n'est pas mauvais en soi, mais ce n'est pas pour vous et vous devez y renoncer. Voulez-vous servir ou voulez-vous vous servir ? Et à qui servir ? À Dieu, à la vie, à l'esprit, à ce qui vous transcende ? Si vous acceptez de servir, ils vous diront où et comment ; Et si votre désir est sincère, vous allez le faire, mais si vos intérêts personnels, vos désirs sexuels, votre appétit économique, votre désir de pouvoir, sont là, cela ira mal pour vous car il y a des gardiens qui ne vous permettront pas de continuer, l'accès est protégé. Il s'agit donc de découvrir tout l'arrière-plan de la réalité, qui existe dans toutes les traditions, sauf dans la tradition occidentale de ces derniers siècles qui profane le sacré. Mais dans l'ancienne tradition occidentale, cela existe, dans les racines de la tradition judéo-gréco-chrétienne, cette sagesse est présente. Malheureusement, depuis le siècle dit des lumières, nous avons précisément et paradoxalement éteint les lumières, et nous avons décrété qu'il n'y avait pas de monde invisible ou de monde spirituel. L'obscurantisme n'est pas là où on le dit.

- Est-ce un phénomène plus contemporain, la science dénuée de la conscience ?

Une activité technologique avancée se développe, mais avec une formidable désintégration sociale individuelle et collective. Nous le voyons tous quotidiennement. Une science sans conscience conduit au totalitarisme ou à l'anarchie. L'évolution technologique doit aller de pair avec l'évolution de la conscience, sinon c'est le chemin de l'autodestruction. Les traditions ont toujours eu différentes manières de faire chemin, mais toujours avec des formes rituelles. La ritualité vous permet de frapper à la porte du monde invisible avec du respect et vous allez recevoir ce qu'il vous faut. Et il faut humblement accepter ce qui nous est donné même si cela peut apparemment surprendre ou contredire les attentes. En réalité, ce que l’on vous donne est ce qu'il y a de mieux pour vous, mais parfois, par ambition, prétention, ignorance ou pour différentes autres raisons, vous voulez autre chose. On résiste, comme cela qui m'est arrivé au début, jusqu'à ce que l’on accepte.

Dans tout cela, elles doivent fonctionner simultanément la partie personnelle sociale, émotionnelle-psychologique et spirituelle, tout doit être cohérent. Quand cela arrivera, pour vous, l'archéologie pourra se transformer en une science sacrée, où vous pourrez accéder à des connaissances dans la mesure où on vous le permettra. Vous avez vécu une expérience très intéressante qui lève le voile sur la cohérence entre les dessins, la grille, la comptabilité, les cabanes, les Incas. Là, cela commence à devenir clair et il y aura beaucoup plus à découvrir. L'expérience de quitter le corps que vous m'avez racontée est une chose fréquente que vivent beaucoup de gens, même sans rien prendre. Notre corps a de nombreux potentiels, mais nous n'apprenons pas à les gérer ou nous l'avons oublié. Le monde occidental ne nous enseigne plus, il n'y a plus d'initiation authentique. Les traditions anciennes avaient une initiation précoce, à la puberté, où les capacités de chacun étaient visibles.

Il y avait une préparation à l'âge adulte à travers un rite de passage de l'enfance à l'âge adulte pour pouvoir voir la voie à suivre, découvrir la vocation. Dans notre société occidentale, nous avons éliminé tous ces outils précieux. Au mépris des lois spirituelles, il n'y a plus de défenses, de protections, de conseils. Sans décalogue, on réussit comme on peut, improvisant, tâtonnant et parfois faisant des erreurs. La leçon est difficile à apprendre. Même l'Ayahuasca est utilisé sans la ritualité qui requiert, sans préparation appropriée, et c'est un désastre. Le problème n'est pas la plante, c'est le type d'utilisation qui lui est donnée, la personne qui l'utilise, comment, quand, et avec quelle intention. Si un patient ne veut pas être guéri, la plante ne lui fera rien. S'il vient parce qu'il veut arrêter la drogue mais en même temps il ne veut pas s'ouvrir, exposer ses secrets intérieurs, même les plus honteux ou vils, le processus est bloqué. Si vous cachez des choses par honte ou par peur, tant que vous ne parlez pas, tant que vous ne les reconnaissez pas, l'Ayahuasca ne fonctionne pas. Il y a des gardiens qui n'autorisent que ceux qui sont prêts à passer. C'est une protection car si on acquiert cette connaissance sans être préparé, sans capacité de l'intégrer, on peut même devenir fou, se désespérer à mort ou engendrer un malheur non seulement pour soi mais aussi pour les autres. Il faut retrouver la raison et sortir de la pensée transgressive qui caractérise notre société moderne. La science générée par cette société est agressive car elle transgresse les lois spirituelles, les ignore, détruit tout sur son passage, la santé individuelle, collective et celle de la nature. Nous avons oublié qui nous sommes et en ce sens, pour moi, la tradition chrétienne à laquelle j'appartiens est aussi une porte fondamentale pour redécouvrir ces lois spirituelles. Ces lois sont universelles, elles ne sont pas contradictoires avec celles des autres cultures car il n'y a qu'une seule vérité. Mais il faudra mettre à jour les connaissances de notre propre tradition, remonter aux origines, dépoussiérer les siècles, redécouvrir l'essence. Le dépôt des siècles a généré de la fatigue, du découragement, là où l'éclat originel de la Bonne Nouvelle s'est perdu. Si l'on reste dans un scepticisme culturel contemporain, une sorte de nouveau nihilisme, ou dans une vision moraliste puritaine de la religion, on restera là. L'essence est dans le mysticisme, dans l'évidence mystique, qui rend la foi tangible. Les saints ont découvert des choses extraordinaires, ils ont vécu des phénomènes paranormaux, je dirais chamaniques, comme une provocation. Jésus est un sauveur mais aussi un guérisseur. La tradition chrétienne orientale a plus pleinement préservé la dimension incarnée du christianisme. De manière générale, toutes les traditions orientales sont entrées beaucoup dans les dimensions incarnées de la spiritualité qui est devenue plus conceptuelle en Occident. Ainsi en Orient les physiologies énergétiques du corps humain ont été décrites avec les chakras et la kundalini par exemple, ou dans l'Est américain, le monde andin a à son tour reconnu la physiologie énergétique de la nature avec l'importance de la mère-terre, des montagnes, des apus.

- Avez-vous eu l'occasion d'aller sur une montagne sacrée, un apu, et d'avoir une connexion profonde, de percevoir son énergie ?

Non, chacun a sa propre sensibilité, ses propres choses, ce n'est pas la direction dans laquelle je vais, mais par exemple en 2012 j'étais en Australie et au centre du désert totalement plat il y a une énorme pierre appelée Ayers Rock, Uluru est appelé par les aborigènes australiens, c'est pour eux comme Machu Picchu, un centre d'énergie spirituelle. C'est un monolithe d'environ 9 kilomètres de circonférence et 350 mètres de haut, c'est énorme. Sur une pente de la roche qui est féminine, elle a toutes les formes d'un corps féminin, avec des courbes et avec de l'eau, et la partie opposée est le masculin, qui est vertical, droit, abrupt. Quand j'étais là, j'ai essayé d'entrer en contact avec cette présence, avec les esprits, l'énergie comme on dit. En fait, ce n'est pas de l'énergie mais de l'esprit, l'énergie est une manifestation spirituelle. Le monde spirituel n'est pas un monde énergétique en soi, mais un monde avec des êtres et l'énergie est sa manifestation à notre perception. Du côté masculin qui me correspond en tant qu'homme, j'ai utilisé le tabac, une plante masculine, comme je le fais ici, comme je l'ai appris, comme offrande et hommage.

À ce moment précis, rien de spécial ne s’est passé, mais la nuit j’ai rêvé des esprits locaux qui m’ont apparu sous la forme de trois animaux du désert australien, dont le dingo ou le chien sauvage. Ils ont demandé la permission d'utiliser le tabac que j'avais offert et j'ai dit oui. Et ils étaient tous excités, comme heureux, devant une nourriture exceptionnelle. C'est une chose très curieuse car c'est un endroit que je ne connaissais pas et je ne suis pas de cette tradition, mais les choses se sont passées ainsi.

Explorer certains sites sacrés n'est pas tant ma spécialité ni ma sensibilité. Avec l'Ayahuasca, on m'a dit à plusieurs reprises d'aller dans certains endroits que je ne connaissais pas absolument, parfois très loin. Par exemple, je suis allé en Océanie dans le Pacifique grâce aux visions que j’ai eu d'une petite île appelée Lifou, l'une des Iles Loyauté. J'ai dû trouver un guérisseur protestant pour effectuer un rituel et je l'ai trouvée. Une autre fois, on m'a dit d'aller en Syrie, dans le monde musulman, ce qui m'a surpris. On m'a dit ce que je devais trouver, telle personne ou telle chose. Et c'était ainsi, la vision était pleinement confirmée. Et là on obéit sans comprendre parce que c'est quelque chose qui transcende la raison ordinaire. On ne sait pas ce qui s'y joue avant d'en faire l'expérience.

J'ai eu deux ou trois rêves et visions d'Ayahuasca, avec des gens du nord de l'Inde, où je n'ai jamais été. Mais mon rêve ou ma vision est très clair, je vois tous les détails, les vêtements des gens, j'écoute la musique, je perçois les odeurs et je sais, comme si c'était une évidence, qu'il s'agit de l'Inde du Nord. Derrière cela, il y a toujours un enseignement, un message. Nous quittons l'espace-temps habituel et accédons à d'autres dimensions. C'est quelque chose de complexe et qui survient sans qu'on l'envoie. On cherche, car tout ce savoir est en grande partie perdu ou à moitié caché. Et il n'y a pas de je veux, cela se produit quand le moment est venu, de manière inattendue.

Le sens de ces expériences apparaît plus tard, il apporte de la cohérence, mais pas immédiate car la logique du monde spirituel ne fonctionne pas comme la logique linéaire du monde rationnel. Dans le monde rationnel, vous accumulez des connaissances, vous allez à l'école, à l'université, vous avancerez en ajoutant des données. Mais dans le monde spirituel, l'acquisition de connaissances est d'une autre nature, c'est plutôt une sorte de puzzle qui se met en place petit à petit. Soudain, une connexion est établie, vous comprenez quelque chose un jour, puis quelque chose un autre jour, jusqu'à ce qu'un jour les pièces se réunissent. Cette approche fonctionne avec un type de logique différent, non linéaire. Des enseignements ou des visions que parfois on ne sait pas localiser apparaissent et se mettent sur la route. On ne sait pas pourquoi, mais ils sont là jusqu'à ce qu'ils aient un sens.

Par exemple, une fois j'ai fait un rêve avec une sorte de saint musulman, un Pakistanais, je ne l’avais jamais vu personnellement. Mais il est apparu comme ça avec tous les détails, je pouvais le peindre, son visage, son regard profond, et une sorte de sainteté émanait de lui. Il y avait beaucoup de gens accroupis autour de lui, comme des pauvres, des malades, des souffrants, et il marchait au milieu d'eux et les guérissait, leur donnait de l'énergie. Il a commencé à me parler, il m'expliquait des choses, et quand il le faisait je voyais comme des dessins animés, je mettais en dessins ce qu'il disait parce qu'il me parlait dans une langue que je ne comprenais pas mais cela m'apparaissait visuellement, comme une bande dessinée, et en dessous de chaque dessin il y avait une légende en anglais.

Plusieurs images se sont apparu, et le rythme commençait à s'accélérer de telle sorte que je n'avais plus le temps de voir l’image, de lire la légende et de comprendre de quoi il s'agissait. Je lui préviens que je ne peux plus suivre, c'est trop rapide et mon anglais n'est pas très bon. Et il dit ne vous inquiétez pas, que tout cela allait être stocké dans une partie de moi et, quand le moment sera venu, cela reviendra à la conscience. Une expérience isolée peut donc sembler incohérente, comme un rêve, folle, mais au long terme la cohérence apparaît. J'ai vécu trop de choses pour croire qu’il s’agit du fantasme, j'ai eu des visions de lieux et de gens que j'ai rencontrés plus tard, des choses annoncées puis découvertes.

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- On parle d'un autre type de langage et de perception de la réalité.

C'est un autre ordre, un autre type de logique, c'est comme la cohérence d'un poème, pas celle d'une équation mathématique. C'est un autre type de langage, celui du cerveau droit. Nous avons été formés pour exercer le cerveau gauche, la rationalité, la catégorisation, l'analyse ; mais nous n'avons pas travaillé sur l'intuition, la perception directe, la métaphore, il faut donc réapprendre, se nourrir des traditions. Les grands livres sacrés, les légendes, les mythes, parlent dans ce langage métaphorique. Vous ne pouvez pas prendre la Bible à la lettre, c'est absurde. Quand Jésus dit que si votre œil vous fait pécher, arrachez-le, tout le monde comprend que c'est quelque chose de métaphorique. Vous n'êtes pas obligé d’arracher votre œil, mais vous devez arrêter de regarder ce qui ne vous convient pas, non seulement avec l'œil mais avec la pensée, l'œil intérieur. C'est un enseignement en langage analogique et non un livre scientifique. Et ainsi nous pouvons dire de tous les livres sacrés qui sont une source de sagesse. Une autre source de révélation ou d'enseignement est à travers la nature, à travers le cosmos. Là, les traditions qui utilisent les plantes ont exploré ce livre de la nature.

La troisième source d'information ou de révélation provient de notre propre vie, de notre propre corps, de nos expériences et de celles de la société humaine en général. En observant notre vie, nous apprenons de nos erreurs et de nos succès. Il s'agit d'être alerte et de tisser progressivement la sagesse en nous. Ce sont les trois sources de manifestation du monde invisible dans notre réalité. Il existe un monde sensible, manifesté et perceptible à travers les cinq sens extérieurs qui nous permettent de percevoir une réalité externe, en plus des sens intérieurs qui nous permettent de percevoir notre corps de l'intérieur, notre schéma corporel. Ces perceptions dessinent ce que nous appelons la réalité ordinaire. Par exemple, visuellement, je perçois du rouge au violet car c'est le spectre visuel naturel de l'être humain. Si je prends certaines lentilles spéciales ou si je prends de l'Ayahuasca, je pourrai élargir le spectre visuel et voir plus de couleurs, de l'infrarouge à l'ultra-violet. La même chose en audition avec des ultrasons et des infrasons qui peuvent élargir le spectre auditif habituel. Donc, enfin, nous avons une perception ordinaire de la réalité qui est limitée par nos perceptions ordinaires.

Et nous avons tendance à croire que la réalité est limitée à ce spectre. Cependant, lorsque des méthodes d'élargissement des perceptions sont utilisées, soient technologiques ou par altération sensorielle induite, le spectre perceptif est élargi et une autre réalité ou d'autres dimensions de la réalité apparaissent. Les médecines traditionnelles utilisent des plantes ou ont développé certaines techniques qui modifient la stimulation sensorielle, soit avec une stimulation hyper sensorielle (musique, rythmes, danses, douleur, etc.) ou une hypostimulation (isolement, silence, jeûne, obscurité, etc.) et ainsi, ils nous permettent de voir, de capturer et de percevoir des choses qui ne sont généralement pas perceptibles. La modification de la conscience ainsi induite ne crée rien, il ne s'agit pas d'hallucinations, mais plutôt d'une exposition de ce qui était déjà là mais qui n'a pas été vu. De la même manière qu'un microscope ne crée pas de microbes mais les met en évidence au moyen d'un grossissement optique ou qu'un récepteur radio capte les ondes invisibles présentes et les rend audibles. Cela rend le monde invisible, visible.

Toutes les traditions soulignent que la manifestation immédiate et sensible est gouvernée par un monde qui n'est pas directement manifesté, le monde invisible ou le monde spirituel si vous voulez l'appeler ainsi. Ce monde non visible gouverne le monde matériel. On retrouve ce concept par exemple dans les Idées platoniciennes ou dans les formes de l'anthropologie ou dans les archétypes jungiens. Par conséquent, il existe une similitude entre le monde visible et le monde invisible, et au moyen de la procédure d'analogie, on peut découvrir le monde invisible à partir du monde visible. Notre microcosme nous permet de comprendre ce qu'est le macrocosme. On comprend alors le dicton qui dit : Connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers. Les techniques des guérisseurs de médecine traditionnelle se situent précisément dans cette interface, entre le monde de la manifestation sensible et le monde insensible.

Ils permettent de passer de l'un à l'autre, d'accéder au monde invisible, de recevoir des informations puis de les appliquer au monde visible, autant pour construire le Machu Picchu que pour guérir une personne, et en général pour répondre aux besoins humains, tant qu'ils soient orientés vers le bien, l'harmonie, qui sont des valeurs universelles objectives. C'est pourquoi la ritualité constitue une partie fondamentale puisque c'est la porte qui permet d'aller avec autorisation dans le monde invisible ou spirituel et de revenir sain et sauf. Sans cela, on peut se perdre dans le monde spirituel et ne pas trouver la porte pour revenir à cette réalité sensible. De plus, dans ce monde spirituel, il y a des entités et des êtres positifs et bienveillants mais aussi des énergies négatives, des entités perverses, des esprits mauvais, des démons, ou tout ce que vous voulez les appeler.

- Comment se protéger de ces énergies, comment les distinguer ?

Si l'on entre dans le monde spirituel sans guide, sans savoir où cela va, ni comment cela se fait, alors on peut se croiser avec l'Adversaire ; et c'est là où les problèmes de santé physique, mentale et spirituelle surviennent. Le sorcier ou le magicien est une personne qui fera une alliance avec ces entités maléfiques. Au lieu de travailler sur lui-même pour se purifier, de travailler sa fierté, sa colère, son envie, il va essayer de manipuler les forces négatives du monde spirituel pour ses propres intérêts. En réalité, puisque ces entités sont hiérarchiquement plus puissantes que l'être humain, avec une intelligence maléfique rusée et supérieure, l'être humain est le manipulé et il devient un esclave. Le sorcier est un être faible qui veut s’éviter l'effort d'affronter le mal en lui-même, ne veut pas voir sa propre ombre, puis il se soumet, s'esclave pour gagner quelques privilèges d'un pouvoir fictif et non durable. La mort lui attend toujours.

Il y a ce danger lorsqu'on prend de l'Ayahuasca sans un minimum de connaissances sur cette réalité. Vous devez savoir avec qui vous buvez, avec quelle intention elle est prise, quel rituel est suivi, sinon cela peut être dangereux. De la même manière, si vous vous rendez sur un site archéologique où il y a des présences, des entités, des rituels ont été effectués, il faut savoir où l'on va car cela peut être dangereux, il faut être protégé, guidé, avec respect. Il y a des endroits qui ont été le théâtre de tortures, de meurtres, d'infamies. On ne peut y entrer innocemment à cause d'une sorte d'idéalisation, de cet indigénisme naïf et idéaliste qui pense que tout va bien tant qu'il est ancestral. L'être humain tout au long de son existence a été en contact avec les forces du mal, il doit donc prendre soin de lui-même. D'un autre côté, même avec des forces positives, il faut être préparé car elles peuvent être des énergies très fortes et si l'on n'est pas préparé ou l’on n'a pas le respect ou les connaissances nécessaires, cela peut affecter. Le monde spirituel est double, noir ou blanc, contrairement à notre monde humain où les choses se mélangent. Les esprits sont bons ou mauvais, ce sont des anges ou des démons.

De quel côté êtes-vous ? L'être humain n'est ni noir ni blanc, il tend plus d'un côté ou de l'autre, il fait des erreurs, il apprend, il se corrige. L'inconscience conduit parfois à des erreurs, car ces entités négatives sont mauvaises et elles essaieront de vous tromper, de vous déranger, de vous embrouiller. Là, il faut être prudent, être protégé, avec du respect et une habilitation. Par exemple, cela arrive avec les huaqueros (chercheurs de trésor), je ne sais pas à quoi ressemblera leur vie, mais j'imagine qu'il doit y avoir beaucoup de complications avec eux à cause de leur profanation des lieux sacrés. Une fois, alors que j'étais sur la côte nord du Pérou, j'ai visité une huaca1 où se trouvaient des huaqueros qui vivaient dans de pauvres cabanes. J'ai parlé à l'un d'eux et lui ai demandé, depuis quand es-tu ici ? Et il m'a dit que depuis de nombreuses années. Avez-vous vécu ici pendant tant d'années ? Oui, parce que je sais qu'il y a un trésor et je le cherche. C'était vraiment impressionnant pour moi parce qu'il était lié là depuis des années, il avait quitté sa vie, sa famille, ses affaires, et il était là, esclave de cet endroit, ligoté comme prisonnier, espérant trouver quelque chose, alors qu'il passait sa vie, sa santé et tout, dans cet état d'inconscience.

- En parlant de tout cela, j'ai pensé au monde andin où les montagnes, les lagunes, les rivières et les différents éléments du paysage gardent un lien vivant avec les communautés environnantes. Plusieurs fois avant de commencer les travaux archéologiques dans ces lieux, la communauté fait des offrandes avec des rituels auxquels nous participons et parfois nous percevons ces lieux différemment, il semble que dans ces événements nous pouvons percevoir ces sites de la manière dont ils les racontent ou les décrivent eux-mêmes, les comuneros, c'est-à-dire en tant qu'êtres vivants et non plus en tant que nature/objet. Pensez-vous qu'il soit possible d'approcher à travers ces rituels la compréhension des diverses visions du monde andine-amazonienne et peut-être mieux comprendre les connaissances de nos peuples anciens ?

Je pense que c'est une nécessité vitale, le monde est totalement sous l'hégémonie idéologique occidentale que on appelle mondialisation, et cela est non seulement économique, mais aussi mentale, de la pensée, du cinéma, de la nourriture. Il y a une terrible destruction du tissu social et le rejet de la spiritualité est encouragé, dans un monde envoûté, désorienté, désacralisé. L'être humain a un besoin absolu de sacré, son être est essentiellement un être religieux, un esprit incarné. Si cette âme de la famille humaine est perdue, si elle est dévitalisée ou elle meurt, le désespoir et ce manque conduisent à la drogue et à d'autres substituts nocifs. De mon point de vue, il est nécessaire de faire ce tour des traditions anciennes, des lieux sacrés, de la sagesse indigène pour revitaliser notre âme. C'est aussi un besoin réciproque. On ne peut pas se limiter à penser caricaturalement que le monde occidental est mauvais et que le monde indienne est bon, ni vice versa, comme cela arrive habituellement quand quelque chose est idéalisé ou diabolisé.

Pour l'avenir, on ne peut pas tout attendre du progrès technologique et scientifique, ni revenir aux formes primitives de vie. Il s'agit de sortir de ce dualisme qui fausse nos perspectives. Si les peuples autochtones ne sont pas formés ou préparés, s'ils n'intègrent pas les éléments positifs du monde occidental, ils ne pourront pas se défendre et survivre. Les sociétés autochtones sont des groupes dont l'espace de référence est leur communauté, leur groupe ethnique, leur famille, leur tribu, leur clan et ce qui en est à l'extérieur est un ennemi ou un adversaire potentiel, il y a donc un conflit chronique entre les groupes ethniques. La pensée tribale se fonde sur une conception de la vie bâtie sur le mythe fondateur de la justice ou de la réciprocité ; en ce sens, si vous me donnez, je vous donne et si vous ne me donnez pas, je ne vous donne pas. C'est œil pour œil et dent pour dent des tribus juives où un Dieu justicier prédomine, comme on le voit dans l'Ancien Testament. C'est l'horizon psychique culturel collectif de la structure tribale. Le mythe de la réciprocité est très fort dans le monde andin et amazonien en tant que dynamique d'équilibre.

Un indien d’Amazonie qui va chasser des animaux, doit faire un paiement à l'esprit des animaux pour demander la permission et chasser uniquement pour se nourrir et non pour détruire. Ainsi, il prend quelque chose et en retour donne quelque chose, une offrande, une rétribution. Dans cet univers de référence réduit à mon clan, pendant que je protège mon groupe, je fais du bien. Mais le protéger de l'ennemi et éventuellement de l'envie et des souhaits de l'autre groupe, qui veut s’approprier de mon territoire, des animaux, signifie finalement dans ce contexte devoir attaquer l'autre tribu pour répondre à leurs agressions. La violence envers l'autre groupe est justifiée. S'ils me prennent mes femmes, je leur enlève les leurs ; S'ils me prennent mes animaux, je leur enlève les leurs et je vais constamment rétablir l'équilibre. Il doit toujours y avoir un équilibre qui équivaut à l'harmonie, donc l'envie dans le monde andin-amazonien est presque structurelle et considérée comme le plus grand péché. Dans un groupe ethnique à structure tribale, personne ne peut être placé au-dessus de l'autre, cela déséquilibre le groupe quand il s'individualise, cela met en danger l'intégrité de la communauté.

Cela donne lieu à des pratiques de magie ou de sorcellerie au sein du chamanisme visant à rétablir l'ordre. De la même manière, si vous allez visiter un apu ou un cacique ou un chef, vous devez faire attention de la valeur de l'offrande ou du cadeau que vous lui faites. Si vous lui donnez quelque chose d'une telle valeur qu'il n'est pas capable de le rendre, vous l'humiliez en montrant votre supériorité. Vous lui avez indirectement dit : J'ai plus que vous, je suis plus que vous, je suis plus puissant, vous me devez la soumission. Vous l'insultez et il devra rétablir l'équilibre par un acte de vengeance. Vous l'avez inconsciemment attaqué, l'harmonie est rompue et pour annuler ce déséquilibre dans la relation, il se sent contraint à un acte de vengeance ou d'agression réciproque. La réciprocité s'applique à la fois à ce que nous appelons le bien et le mal, selon nos concepts universalistes.

Je pense que c'est une nécessité vitale, le monde est totalement sous l'hégémonie idéologique occidentale que on appelle mondialisation, et cela est non seulement économique, mais aussi mentale, de la pensée, du cinéma, de la nourriture.

- Que voulez-vous dire quand vous parlez de la nécessaire incorporation d'éléments du monde occidental dans les communautés indiennes ?

Non seulement la société humaine, mais le monde entier est ordonné selon ce concept du mythe de la justice ou de la réciprocité. Ainsi, il faut aussi être en situation d'équilibre avec les dieux, avec les apus, avec les esprits de la forêt. Cette vision du monde complexe continue à ce jour et s'est répandue en partie dans le monde métis. Ce sont des éléments structurels très profonds des cultures. Mais l'humanité évolue par cycles et à chaque cycle un nouvel horizon culturel apparaît avec un nouveau mythe fondateur. Cela correspond à l'accès à un niveau de conscience plus évolué, de la même manière que l'être humain grandit et mûrit et que sa vision du monde se perfectionne. Ces cycles qui sont décrits dans divers livres de mythologie, durent environ 2000 ans, avec une naissance, un développement et une fin liés à l'apparition du mythe suivant. Le monde occidental chrétien est fondé sur un autre mythe qui est le mythe de l'amour.

Ce mythe signifie qu'il n'y a plus d'ennemi extérieur, les êtres humains appartiennent à la même communauté, nous sommes théoriquement tous frères. Bien sûr, le mythe est idéal, mais la pratique peut être différente. Cependant, l'imprégnation du mythe est très profonde et aujourd'hui, par exemple, si vous rejetez les noirs, vous serez qualifié de raciste et personne ne vous défendra formellement. Tout le monde est d'accord d'une certaine manière que c'est répréhensible. La famille n'est plus tribale mais englobe toute l'humanité. Alors, où allez-vous projeter votre agressivité maintenant ? Avant, il était justifié dans le monde tribal que vous attaquiez à l'autre car vous trouverez toujours une histoire d'agression contre vous. Comme pour les enfants c’est lui qui a commencé le premier. Que faites-vous de votre ombre ? De votre violence ? Si ce n'est pas à l’extérieur, il suffit de le trouver à l'intérieur, à l'intérieur de vous-même.

Pour cette raison, tout Occidental considère d'une certaine manière que son pire ennemi est lui-même. Bien qu'il ne sache rien consciemment sur ces structures culturelles mythologiques, il suppose que sa plus grande difficulté vient de lui-même, de son ombre, de sa colère, de ses défauts, de son inconscient, de ses démons intérieurs. Vous devez travailler sur vous-même, vous connaître. Ce mythe de l'amour élargit donc la dimension de la conscience permettant l'émergence d'une conscience individuelle, d'un moi différencié de la communauté, d'un sujet avec un plus grand degré de liberté et d'autonomie. Au contraire, dans la communauté traditionnelle, ce qui est important, c'est d'abord le groupe, et non l'individu. S'il est nécessaire de sacrifier un membre pour protéger la communauté, cela se fait sans hésitation. Alors que dans les constitutions des pays occidentaux, l'individu est considéré comme la fin suprême de la société.

Il y a une période de transition d'un cycle à l'autre et à notre époque, nous vivons la fin du cycle de l'amour qui a commencé il y a 2000 ans. L'Ancien Testament n'a pas été annulé mais remplacé par le Nouveau Testament. Un mythe intègre le précédent en le transcendant, même si au départ il semble le contredire. Le cycle christianisme-amour tel que nous l'avons connu prend fin, et le nouveau mythe fondateur de la liberté émerge. De nos jours, tout le monde veut être libre, il y a des mouvements de libération sexuelle, politique, d'expression, de genre, etc. Le désir de liberté nous semble une évidence, mais ce ne fut pas toujours le cas. Nous découvrons le mythe de la liberté qui vient de naître et que personne ne comprend pleinement. Au milieu de la transition du mythe de la justice dans l'Ancien Testament au mythe de l'amour chrétien dans le Nouveau Testament, il y avait une forte résistance parce que l'amour était considéré comme une injustice.

Est-il juste que s'ils me frappaient sur la joue droite, je ne réagirais pas et je devais offrir la joue gauche ? Est-il juste que Jésus ait été sacrifié étant innocent ? Mais à long terme, il est démontré que l'Amour dépasse la Justice et va plus loin, la restituant à la fin mais à un niveau plus élevé comme Solomon l'a déjà deviné dans son célèbre procès. Ainsi, aujourd'hui, la liberté semble contredire l'amour, puisque l'amour nous lie à l'autre. Nous essayons donc d'inventer l'amour libre, où vous pouvez coucher avec toutes les femmes que vous aimez, sans établir de liens qui semblent s'opposer à la liberté. Mais alors ce n'est plus l'amour, ni la liberté, mais le libertinage où l'on est lié à ses passions.

Personne ne sait ce qu'est la liberté et nous la découvrirons progressivement. Ce que l'on peut prévoir, c'est que la liberté n'est que d'un niveau spirituel, signe de l'air, Verseau dans la classification symbolique du zodiaque, de la même manière que l'amour était du cœur, de l'affection, du signe de l’eau, Poissons dans le zodiaque. Dans la conscience collective de l'humanité, nous perdons le mythe précédent de l'amour, et la recherche grandit, quoique toujours erratique, de ce qu'est la Liberté. Cela a été annoncé même dans les traditions andines, qui envisagent l'arrivée d'un temps de l'esprit où, au départ, les chakarunas ou hommes-ponts joueront un rôle fondamental pendant cette phase de transition.

- Comment affronter ce moment du mythe de la liberté que vous évoquez ?

Ce nouveau mythe de la Liberté émerge par essais et erreurs. La liberté consiste à se donner totalement à sa vocation personnelle, à être en totale harmonie avec ce que la vie nous donne, avec le lieu où nous sommes nés, la famille à laquelle nous appartenons, avec l'héritage de nos ancêtres. Parce qu'il n'y a pas d'autre personne comme vous, vous êtes unique dans l'espace, dans le temps, dans l'histoire, dans le cosmos. Personne d'autre n'occupe cet endroit, ni ne l'a occupé auparavant, ni ne l'occupera plus tard. Par conséquent, vous êtes la seule personne à pouvoir célébrer la vie là où vous êtes, vous devez trouver votre site ! Si vous le trouvez, vous pouvez vous abandonner totalement et être en harmonie avec le monde entier puisque vous ne débordez sur le territoire de personne et que personne ne peut déborder sur le vôtre. Là vous pouvez exprimer la plénitude de vos potentialités, vous réaliser pleinement et cela veut dire être libre.

Les chakarunas relient les deux mondes et les protègent d'éventuels abus entre eux.

Lorsque vous trouvez ce qui répond à toutes vos aspirations les plus profondes ou les plus élevées, vous n'avez pas besoin de plus. Cela ne veut pas dire que les autres choses sont mauvaises, elles ne sont tout simplement pas nécessaires pour vous. Donc vous pouvez facilement abandonner ce qui n'est pas à vous. Pour prendre un exemple simple, si vous n'avez pas l'âme ou le génie d'un musicien, même si vous le vouliez, ce n'est pas votre place, cela ne veut pas dire que la musique est mauvaise, ce n'est tout simplement pas pour vous, vous avez autre chose tout aussi précieuse, mais différente. Il faudra sacrifier tout ce qui ne vous correspond pas pour voir clairement ce que votre plein épanouissement vous permet.

Et dans ce lieu exclusivement à vous, vous pouvez participer de manière plus complète à la dynamique sociale répondant aux besoins de la communauté que vous êtes le seul à pouvoir couvrir, et sans déranger personne. La liberté s’inscrit dans le fait de s'abandonner et d’être totalement prisonnier de sa vocation, et c'est le paradoxe du monde spirituel. La liberté ne se trouve pas dans la matière, la sensualité ou le sensible, comme on la croit maintenant, où elle se confond avec caprice, faire ce que l'on veut lorsque l’on en a envie. La liberté n'est que spirituelle, c'est ce qui m'appelle, m'enthousiasme, ma plus haute destinée. Si je cherche la liberté dans la matière, je cherche au mauvais endroit, et je me perds à vouloir mille choses qui ne pourront jamais satisfaire ma soif la plus forte, qui est de nature spirituelle. La rencontre avec la divinité.

Il est donc nécessaire de prendre en compte les cycles d'évolution de l'humanité pour comprendre à quelle époque nous vivons. Chacun a besoin d'évoluer et de se purifier, en gardant l'essence, en sacrifiant tout ce qui ne lui appartient pas. Arrêtez de vouloir être un autre de qui vous êtes. Réconciliez-vous avec vous-même, avec vos héritages, avec le monde et avec Dieu. Acceptez qui vous êtes dans toutes les dimensions de votre existence.

Les peuples traditionnels sont toujours associés aux dogmes du mythe de la justice et ils devront passer rapidement de la Justice à l'Amour puis à la Liberté. Mais ils ont les outils nécessaires dans leurs propres traditions s'ils se laissent féconder par le mythe de l'Amour. Cela suppose qu'ils voient leurs propres ombres collectives telles que la sorcellerie, la magie et renoncent aux guerres intertribales afin de se solidariser les uns avec les autres et ainsi survivre à partir d’un soutien mutuel. C'est ce que font maintenant les associations interethniques pour se défendre ensemble. Beaucoup ne veulent plus boire de l'Ayahuasca avec les guérisseurs, ils en ont peur car ce sont des guerriers soupçonnés d'être des sorcières. Dans cette confusion, de nombreux chamans sont tués, dans une guerre permanente. Sans le mythe de l'Amour, sans pardon, ils ne pourront survivre.

De son côté, le monde occidental ne pourra pas aller vers la liberté, s'il oublie qu'il a les pieds sur terre et qu’il fait partie de la nature. Il n'est pas nécessaire d'enseigner cela aux peuples amazoniens parce qu'ils le savent parfaitement et ont maintenu ce respect pour leur source de révélation, la nature au sens large du mot, le cosmos, source de sagesse et de connaissance. La naissance de l'individu a dégénéré en un individualisme féroce et mortel. Il faut s'éloigner de l'objectivité rationaliste fermée occidentale, unissant les hémisphères gauche et droit du cerveau, unissant les peuples traditionnels et occidentaux ou leurs pensées. Ils doivent se féconder ou les deux mourront. C'est un besoin vital et réciproque. Et qui va faire ça ?

Les chakarunas, des personnes qui peuvent avoir un lien avec les deux hémisphères, qui sont symboliquement des personnes qui ont un pied dans un monde et un pied dans l’autre ; ils servent d'interprètes, de traducteurs, relient les deux mondes et les protègent d'éventuels abus entre eux. Ils doivent savoir quelque chose de rationalité scientifique pour alerter les peuples autochtones afin qu'ils ne soient pas trompés et fascinés par le monde occidental et ses ombres. Ils doivent également alerter les Occidentaux sur les dangers des ombres du monde indigène et les pratiques de sorcellerie ou de manipulation subliminale qui peuvent donner lieu à une contamination spirituelle. Les deux mondes ont leurs ombres, il n'y en a pas de meilleur que l'autre, ils ont des fonctions différentes et complémentaires. S'ils réunissent le meilleur de l'autre et associent leurs valeurs, leur force, leur savoir, la vie germera vers la liberté. Il y a 500 ans, il y avait un désaccord considérable entre les traditions occidentales et autochtones, mais le moment est venu pour une possible rencontre réelle, authentique, fructueuse et vitale, et ce sera spirituelle ou elle ne le sera pas.


Entretien avec le Dr Jacques Mabit, par Ricardo Chirinos Portocarrero, février 2014. Publié en espagnol dans la revue Unay Runa nº9, Revista de Ciencias Sociales, Yachay, saberes andino-amazónicos, Lima, 2018, pp. 187-213.

1Huaca est un terme quechua faisant référence à un lieu ou un objet sacré. La huaca peut ainsi être une construction religieuse, une colline, une lagune, un ruisseau, un arbre, une grotte anciennement considéré comme sacré.